Doctrine sociale de l’Eglise : pertinence et orientations majeures.

Doctrince Sociale de l'Eglise : pertinence et orientations majeures.

En particulier chez Jean Paul II et Benoît XVI, en lien avec le Forum Social Mondial.

(Par Abbé André GUEYE, Gd Séminaire  Brin. BP 23 Ziguinchor Sénégal)

 

 

Sources principales:

 

1.     Conseil Pontifical Justice et Paix. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise. Paris : Editions du Cerf, 2005.

2.     Les 14 Encycliques de Jean Paul II. Présentation du Cardinal Joseph Ratzinger, Paris : Téqui, 2005. En en particulier Laborem Exercens (1981); Sollicitudo Rei socialis (1987) ; Centesimus Annus (1991) ; Veritatis Splendor (1993) ; Evangelium Vitae (1995).

3.     Benoît XVI. Deus Caritas est (2005) ; Spe Salvi (2007) ; et surtout : Caritas in veritate (2009).

 

Introduction :

« Doctrine sociale de l’Eglise ». La seule énonciation de ce mot doctrine, pourrait faire naître la suspicion voire la méfiance. En effet notre monde, soumis à toutes sortes de pluralismes idéologique, culturel, religieux, épistémologique est devenu réfractaire à tout ce qui lui semble statique et préétabli, émanant de quelque autorité que ce soit. On préfère la fluidité des opinions dans la variété des situations existentielles contingentes aux repères normatifs et cognitifs qui prétendent à une certaine stabilité et à une validité intrinsèque. La Doctrine sociale de l’Eglise peut entrer dans cette dernière catégorisation aussi simpliste soit-elle. Vous comprenez donc pourquoi certains parlent davantage d’enseignement que de doctrine.

La doctrine sociale fait partie de la mission d’évangélisation de l’Eglise[1]. C’est pourquoi, en parler ressortirait plus au théologien[2], moraliste en particulier, qu’au philosophe. Mais, étant donné qu’elle « possède une dimension interdisciplinaire »[3], elle se prévaut également de l’apport de la philosophie, considéré même comme essentiel et donc indispensable, tant pour la compréhension de ses concepts de base que pour sa méthode argumentative[4].  Ma parole peut donc bien revendiquer une certaine légitimité, surtout dans l’orientation qu’elle prendra, en mettant plus l’accent sur des considérations d’ordre philosophique.

Ainsi donc, il s’agit, comme souhaité, de m’appesantir sur les deux derniers papes ; c’est cela le point focal de mon propos, qui essayera de mettre en évidence les idées forces  de leurs magistères, qui s’inscrivent cependant dans une longue tradition, et cela, selon notre point de vue subjectif. Mais nous avons jugé qu’il ne serait pas superfétatoire de nous arrêter dans un premier moment sur la Doctrine sociale en général, sa nature, sa justification, sa stratégie, son historique et ses principes. C’est même une nécessité si l’on veut vraiment savoir de quoi on parle.

Ce qui nous cherchons à montrer, c’est la pertinence de cet enseignement dans ses orientations, surtout en ce monde en effervescence, eu égard à la mondialisation, où des questions nouvelles ne cessent de voir le jour, et face auxquelles il est urgent de déterminer des repères d’appréciation et d’action. C’est cela l’enjeu et l’objectif de cette réflexion. Une telle démarche rejoint, ce me semble, la préoccupation des « Axes thématiques de Dakar » en direction du Forum Social Mondial (FSM), puisqu’il s’agit d’activités à initier et à articuler[5]. D’ailleurs sur beaucoup de ces axes, les propositions de la doctrine sociale de l’Eglise sont explicites et concrètes, surtout dans la dernière encyclique de Benoît XVI, Caritas in Veritate[6]. Nous ne manquerons pas d’en signaler au passage.

Cet enjeu et cet objectif que nous venons de  mettre en exergue, nous espérons humblement pourvoir respectivement l’éclairer et l’atteindre. Et ce nous ne concerne pas seulement ma personne et mon exposé, mais vous avec moi, vos contributions. Et c’est la raison du questionnaire sur lequel vous aurez à travailler. D’ailleurs toute réflexion en Eglise sur ces questions constitue fondamentalement un apport à l’approfondissement et à l’enracinement de la Doctrine sociale, qui est, non pas statique et établie une fois pour toutes, mais dynamique et toujours à actualiser, eu égard à la nouveauté des questions sociales, du moins dans la manière dont elles se posent. En effet, « œuvre de toute la communauté ecclésiale - prêtres, religieux et laïcs », « la doctrine sociale se présente comme un "chantier" toujours ouvert où la vérité éternelle pénètre et imprègne la nouveauté contingente en traçant des voies de justice et de paix »[7]. D’où l’importance de cette réflexion que nous menons aujourd’hui.

I)                   Repères sur la doctrine sociale de l’Eglise

C’est la première partie de notre réflexion, dans laquelle nous cherchons à comprendre la doctrine sociale de l’Eglise en parcourant assez vite des repères essentiels qui nous y aideront.

1.1-         Qu’est-ce que la doctrine sociale de l’Eglise ? Comment pouvons-nous la définir ?

À cette double question nous pouvons tous apporter des éléments pertinents de réponse. Je vais donc rabâcher ce que, sans nul doute, nous connaissons déjà.

La doctrine sociale de l’Eglise est l’enseignement ou l’éclairage qu’elle projette sur la réalité sociale, sa conviction sur le sens des réalités humaines et d’abord sur l’homme, et, partant, sa position sur la manière dont ce sens doit être objectivé ou réalisé, dans les situations concrètes de l’existence. Il est donc question à la fois de valeurs et de normes, de significations et de repères, pour que celles-ci soient atteintes par l’entremise de celles-là. Il y a tout d’abord la conviction, le sens, la vision  dont les normes et les repères ne sont, par la suite, que la traduction.

Ceci explique que ce message par lequel l’Eglise prend en charge les questions sociales ne soit aucunement réductible à une réponse d’ordre technique ou idéologique. Sa compétence n’est pas technique[8]. Elle est experte, non dans la gérance des affaires politiques, économiques ou sociales, mais plutôt en humanité, pour reprendre les paroles de Paul VI[9], reprises par ses successeurs : « L’Eglise a la compétence qui lui vient de l’Evangile : du message de libération de l’homme annoncé et témoigné par le Fils de Dieu fait homme »[10]. Voilà une des raisons qui justifient l’implication de l’Eglise dans ces différents domaines de l’existence de l’homme. En effet, cette expertise « la pousse nécessairement à étendre sa mission religieuse aux différents domaines où les hommes et les femmes déploient leur activité à la recherche du bonheur »[11]. Nous répondons ici, partiellement à la question du pourquoi de la doctrine sociale de l’Eglise, en la reliant immédiatement à sa mission, comme son instrument.

Cette nécessité de la doctrine sociale et ses contours avaient déjà été soulignés par le Concile Vatican II dans l’avant propos de la « Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps »(GS), en affirmant la solidarité viscérale de l’Eglise avec l’humanité dans  ses joies et ses espoirs, ses tristesses et ses angoisses[12]. De là découle son « devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Evangile de sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques »[13].

Fondamentalement, ce qui justifie la doctrine sociale de l’Eglise, c’est la révélation de sa mission d’origine divine, liée intrinsèquement à celle de la vérité qu’elle professe sur l’homme, comme être créé par le Dieu de bonté, doué de raison et de liberté, qui, par sa faute s’est rebellé contre son Créateur, et, qui, finalement, ne peut à lui tout seul retrouver l’amitié avec Dieu. C’est l’espérance de la réalisation définitive du salut ou du bonheur en Jésus Christ qui est le substrat du message de l’Eglise[14].

1.2-         Comment concrètement l’Eglise met-elle en œuvre cet instrument de sa mission ?

Par l’enseignement naturellement, mais aussi par sa présence effective dans tous les domaines qui sont concernés et, enfin, par la collaboration qu’elle propose et qu’elle sollicite. Enseignement, présence, collaboration.

L’enseignement de la doctrine sociale est l’effectivité de la mission prophétique de l’Eglise qui est annonce des valeurs auxquelles elle croit, laquelle annonce se traduit par la proposition de critères d’appréciation et de repères et normes d’action d’une part,  mais aussi, en corollaire, par la dénonciation des idéologies, entendues comme fausses, trompeuses et aveuglantes visions des réalités et aussi celle (la dénonciation) des comportements qui les véhiculent concrètement. En d’autres termes la doctrine sociale est à « annonce de la vérité de l’amour du Christ dans la société »[15] et, par conséquent, révélation de l’erreur et de l’illusion. C’est là toute l’œuvre de formation des consciences et d’éducation. Annonce et dénonciation, proposition de directives et de pistes d’action, tel est à la fois l’enseignement social de l’Eglise.

Même si elle est une tache de l’Eglise dans son ensemble en tant sujet de la pastorale sociale, en commençant par les pasteurs, la présence qui véhicule la force transformatrice de la doctrine sociale incombe toutefois aux fidèles laïcs, qui doivent investir tous les aréopages de la vie sociales dont parlait Jean Paul dans son exhortation apostolique Chisti fideles laici (1989).

Si le rôle du prêtre par exemple consiste en la formation et l’accompagnement spirituel des fidèles laïcs engagés dans le champ social, politique, culturel, économique…, celui des consacrés est précisé en ces termes : « Leurs témoignages lumineux, en particulier dans des situations de plus grande pauvreté, constituent pour tous un rappel aux valeurs de sainteté et du service généreux envers le prochain »[16]. Leur vie, à elle toute seule, ad intra comme ad extra, est ainsi un message vivant, prophétique, des valeurs que l’Eglise entend promouvoir en ce monde. C’est par eux (les consacrés) que se vérifie la réalité et l’efficacité de la vérité et de l’amour. Ils nous disent : « c’est possible, en voici la preuve tangible : notre vie » : voilà le défi qu’ils lancent aux monde. Benoît XVI confirme l’impact d’un tel témoignage dans son dernier ouvrage : « Les communautés religieuses ont une importance exemplaire. Elles peuvent montrer à leur manière qu’un style de vie fondé sur le renoncement rationnel, moral, est tout à fait praticable, sans mettre entièrement entre parenthèses les possibilités de notre temps ».[17]

D’autre part, c’est avec la collaboration avec d’autres instances que l’Eglise entend porter son message. Ceci est manifesté par tout le mouvement œcuménique, la dynamique du dialogue interreligieux, la représentation dans les instances internationales, la collaboration avec les politiques et la société civile, avec les ONG, les appels adressés à tous les hommes de bonne volonté.

1.3-         Comment la doctrine sociale de l’Eglise s’est-elle élaborée et développée dans le cours de l’histoire ?

La doctrine sociale de l’Eglise accompagne le monde dans ses mutations et l’évolution des questions sociales dans leurs différentes configurations. Quand bien même elle serait construite sur le fondement transmis par les Apôtres, c’est avec Léon XIII qu’elle mena une étude explicite systématique et spécifique sur lesdites questions. C’est avec son encyclique Rerum novarum en 1891, qui en constitua ainsi un repère historique. Mais en 1848, déjà, Karl Marx avait soulevé les problèmes cruciaux liés à l’exploitation des prolétaires par une classe bourgeoise détentrice des moyens de production et préconisait la solution concrète de la révolution pour libérer les masses dominées et promouvoir le libre développement de tous[18]. Il fallait donc que l’Eglise se penche sur ces problématiques avant que les consciences ne  soient entièrement envahies par la seule voix du communisme matérialiste et dialectique. Si nous reconnaissons ici avec Benoît XVI le retard et la lenteur de l’Eglise sur ces nouvelles questions, c’est pour mieux souligner la spécificité de son vision et son rejet de la solution marxiste[19]. Mais celle-ci a eu au moins le mérite de l’avoir réveillée de son sommeil. Plus tard, à cause de sa collusion avec la méthode révolutionnaire marxiste, certains aspects de la théologie de la libération seront aussi récusés.

C’est avec Populorum Progressio de Paul VI (1967) qu’un acquis important a été signé par la doctrine sociale de l’Eglise par la notion centrale et phare de « développement intégral » de l’homme. Elle ne cesse, depuis lors de guider et de structurer la pensée de l’Eglise, comme en témoigne la récente encyclique de Benoît XVI, qui le comporte comme sous-titre : « Sur le développement humain intégral, dans la charité et dans la vérité ». Par développement intégral il faut entendre celui qui promeut à la fois « tout homme et tout l’homme »[20]. C’est dire que le caractère intégral signifie, d’une part, l’universalité[21] du développement, son caractère inclusif (tous les hommes) et d’autre part, la totalité du développement en ceci qu’il concerne l’homme dans sa totalité, dans ses dimensions constitutives, y compris la dimension spirituelle et morale.

Désormais, depuis donc Paul VI et le Concile, le caractère intégral du développement humain authentique se présente comme un des principes basilaires de la doctrine sociale de l’Eglise ; on peut même le considérer comme celui qui soutient et rend possibles tous les autres : le principe des principes, par lesquels il se réalise et qui, dans le même temps, les fonde. Pour des contraintes de temps, nous nous limitons à rappeler ces principes commentés largement dans le Compendium, dans leurs significations et leurs implications[22]. Le souci commun avec les « Axes thématiques du FSM (Forum Social Mondial) Dakar » est évident. Nous y entrevoyons un rapport de fondement. Point n’est besoin d’insister outre mesure.

1.4- Parcourons rapidement ces principes.

·        Le principe du bien commun : le bien commun est défini comme « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection de façon plus totale et plus aisée »[23]. Il englobe beaucoup d’exigences, notamment les droits fondamentaux de l’homme.

·        La destination universelle des biens, avec l’option préférentielle pour les pauvres[24], n’excluant toutefois pas le droit à la propriété privée.

·        Le principe de subsidiarité qui affirme là la fois le devoir de l’Etat d’aider les entités sociales inférieures dans la poursuite de leurs objectifs et le droit à la liberté d’initiative et la responsabilité de ces mêmes entités ; le rôle de l’Etat ne se résumant qu’à la suppléance au cas où elles manqueraient à leurs obligations.

·        Le principe de la subsidiarité a comme corollaire celui de la participation. Une notion bien prisée par les ONG, dans le concept de « développement participatif » par exemple ou par la société civile à travers celui de « démocratie participative ». La participation n’est pas ici une modalité accessoire, mais la condition même du développement et de la démocratie, sine qua non. C’est un leit-motiv des « Axes ».

·        Le principe de solidarité : il ne traduit pas seulement l’interdépendance et l’égale dignité des personnes, mais fondamentalement la fraternité universelle qui découle de la foi au Créateur, Père de tous les hommes : tous frères en Jésus-Christ, Sauveur de tous.

·        L’application de ces principes est intrinsèquement et réciproquement liée à la promotion des valeurs de la vie sociale que sont : la vérité, la liberté, la justice, source de la paix et auxquelles l’Eglise ajoute la voie de la charité qui pallie les insuffisances de la justice et qui constitue, pour toutes ces valeurs, un principe, une source. C’est elle, la charité, qui véritablement instaure l’amitié entre les humains et permet le développement humain authentique. En cela, « elle est la voie maîtresse de la doctrine sociale de l’Eglise »[25]. En effet, c’est le manque de fraternité qui est la source profonde du sous-développement[26], car, paradoxalement, « la société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères »[27].  D’où toutes les formes d’exclusions ou de discriminations dénoncées par les « Axes ».

Ce rapide survol historique et doctrinal nous facilite l’entrée pour aborder les contributions spécifiques, à notre avis, des deux derniers papes à cette tradition désormais bien quadrillée de la doctrine sociale de l’Eglise. S’ils s’inscrivent dans la continuité avec cette tradition, ils ont aussi, en considérations des situations nouvelles de notre monde, développé et approfondi des perspectives qui ont enrichi la doctrine et rendu incontournable la voix de l’Eglise dans la marche harmonieuse de l’humanité, de plus en plus traversée par des phénomènes complexes et variés qui engendrent, à leur tour, des problèmes difficiles à cerner et à résoudre.

II)                Apport des papes Jean-Paul II et Benoît XVI.

C’est la deuxième partie de cette réflexion, par laquelle nous nous attèlerons d’abord à souligner rapidement ces questions nouvelles qui secouent le monde avant de relever quelques points de doctrines et de pistes d’actions propres à la pensée de nos deux derniers papes. Cependant, il ne s’agit précisément pas de nouveautés  radicales, car ils s’inscrivent, nous l’avons dit, dans la tradition de la doctrine ; il faudrait plus exactement  dire qu’ils ont explicité des convictions déjà contenues, en germe, dans les principes antérieurement posés par leurs devanciers, en particulier le Concile et Paul VI.

2.1- Quelles sont donc ces questions nouvelles auxquelles le monde se trouve confronté et qui constituent désormais l’élément dans lequel l’Eglise engage sa réflexion ?

Elles  sont liées à la mondialisation. Celle-ci concerne toute la vie de l’homme, de l’économie à la bioéthique, de la science à la technique, de la politique à l’éthique, jusqu’à l’environnement physique et leurs conséquences à la fois sur la vie de l’homme et, plus profondément, sur la conception même de l’humain. La question fondamentale se résume à celle-ci : quel est le sens du véritable progrès humain ? Il s’agit pour l’Eglise d’une part de sonner l’alarme (sans être une cassandre) et d’autre part d’apporter une vision salutaire pour le monde qui vit comme dans une éclipse des repères fondamentaux, et par conséquent amener l’humanité à opter pour d’autres critères et alternatives qui lui permettent de se retrouver et de trouver le chemin de son épanouissement. Et la crise économique actuelle, en justifie l’urgence, comme conséquence d’une certaine direction que cette mondialisation a enpruntée.

Ainsi, la mondialisation  n’est pas seulement économique et financière ; elle ne signifie pas seulement la réalité économique actuelle, qui fait du monde entier un marché unique et un village planétaire du fait de la rapidité des communications, de l’interconnexion et du resserrement des distances et du transfert des technologies ; elle véhicule aussi, profondément, une manière de penser, une certaine philosophie mieux une idéologie qui revendique et impose une vision unique du monde : la réduction de toute la réalité à l’économique et la recherche du profit comme unique et suprême fin de l’humain. Sous-tend cette vision, une conception matérialiste de la réalité et utilitariste de l’action et de la vie humaine[28], qui nie toutes valeurs absolues transcendantes. Voici le constat qu’en établit Jean-Paul II : « Nous traversons une période d’extraordinaire fluidité historique, vide de tout point d’appui moral ou rationnel, un intervalle de valeurs et d’idéologies liquéfiées ou la seule ressource de celui qui veut avancer est de marcher sur les eaux »[29]. Et les conséquences sont énormes, qui touchent tous les secteurs de la vie humaine, comme nous l’avons déjà signalé.

C’est justement face à cette réalité précise de la mondialisation qui s’est révélée davantage en ces dernières décennies qu’il faut mettre en perspective la pensée de nos deux papes. Il faut tout de suite l’affirmer : il existe une telle proximité de vision et de collaboration entre eux qu’il est difficile de spécifier ce qui caractérise, dans la pensée, chacun d’eux. Mais nous allons relever quelques points.

2.2- La contribution de Jean Paul II.

Le Pape Jean Paul II (1978-2005) a été un témoin privilégié des grandes mutations planétaires ayant précipité la réalité de la mondialisation. En effet, c’est sous son pontificat qu’a pris fin, du moins sous sa forme la plus radicale, l’idéologie communiste ; ce qui en est un des principaux facteurs. Sa pensée s’inscrit dans une continuité directe avec son option philosophico théologique qui d’une part s’inspire du principe aristotélicien interprété par St Thomas de  « la dépendance ontologique » absolue de tous les êtres à l’égard du Dieu Créateur, qui implique par conséquent le principe de la hiérarchie des valeurs,  et qui d’autre part est fortement encrée dans le courant philosophique du personnalisme.  

On comprend dès lors l’insistance de Jean Paul II sur l’existence de valeurs objectives et de repères absolus devant guider la vie et l’action de l’homme. Le personnalisme  en effet considère la personne humaine dans toutes ses dimensions, comme valeur absolue de l’existence, inviolable et normative, possédant une dignité et une liberté intrinsèques, ouverte à la transcendance, c'est-à-dire capable de relation avec Dieu. C’est d’ailleurs cette relation avec Dieu qui est en définitive sa vérité, son principe et sa fin. Cette foi constitue le soubassement de toute la pensée sociale, politique et économique du Pape[30]. C’est en ce sens qu’elle peut offrir aux « Axes thématiques de Dakar » une base doctrinale solide qui justifie la dignité des personnes et l’ensemble des droits humains.

Sur le plan économique, Jean Paul est l’un des tout premiers à préconiser un redressement de la tendance néo-libérale de l’économie mondiale, qui, malgré sa capacité à améliorer la vie de tous quantitativement et qualitativement, a plutôt élargi le fossé toujours abyssal entre les riches et le nombre toujours grandissant des pauvres, en appelant à une justice aux dimensions mondiales et à une « mondialisation de la solidarité, sans marginalisation »[31]. La paix mondiale dépend elle-même de cette solidarité planétaire réelle et effective : « Opus solidaritatis pax, la paix est le fruit de la solidarité »[32]. D’où le lien étroit entre l’économique et le politique. Le refus de la marginalisation et l’appel à la solidarité et à la justice chez Jean Paul II placent ce dernier au cœur des préoccupations du Forum Social Mondial.

S’il y a un domaine spécifique où le personnalisme théologique de Jean Paul s’est illustré, c’est sans nul doute dans son engagement pour le respect et la protection de la vie humaine, à tous les stades de son développement, depuis la conception jusqu’à la mort naturelle. Ses positions tranchées réaffirment les principes courageusement établis par Paul VI dans Humanae Vitae (1968), en considération des connaissances nouvelles en génétiques et en biotechnique. Dans Evangelium Vitae (1995), il dénonce une certaine « culture de mort »[33] et appelle au respect scrupuleux de l’inviolabilité de la vie humaine, seul chemin de la réalisation  de la justice, du développement, de la liberté véritable, de la paix et du bonheur[34]. Ce respect de la vie de tout homme est une exigence de la loi morale naturelle, des droits humains et de la démocratie véritable[35]. Un souci qui traverse l’ensemble des « Axes ».

2.3- L’apport de Benoît XVI.

Nous avons déjà souligné la large convergence des orientations sociales entres les deux papes, dues non seulement à la tradition de la doctrine sociale, mais aussi à leur longue collaboration. Benoît XVI rappelle et approfondit en ce sens des lignes doctrinales déjà affirmées par son prédécesseur. Mais en parcourant ses écrits et interventions, nous sentons son insistance sur des points précis dont certains ont retenu mon attention.

Il s’agit tout d’abord de la nécessaire jonction de la foi et de la raison, déjà soulevée par son prédécesseur[36]. De là découle la capacité rationnelle de la foi et donc de l’importance de sa contribution dans le débat public et dans la politique en particulier. Le pape a plusieurs fois réaffirmé cette conviction pour que d’une part soit reconnue la dimension publique de la foi et d’autre part que les chrétiens ne renoncent pas à être présents dans le débat public et à apporter leur contribution pour la formation des consciences et pour la réalisation d’un consensus éthique dans la société, autour des valeurs sociales essentielles[37]. Cette reconnaissance de la religion constitue comme une soupape de sécurité et est d’un grand apport pour réorienter la mondialisation et pour l’aider à ne pas perdre de vue les valeurs fondamentales, réunies sous la catégorie du bien commun, au service desquelles elle soit se mettre. C’est ce qu’on appelle communément la laïcité positive, tout à l’opposé du laïcisme ou du fondamentalisme. Voici ce qu’il déclare dans la dernière encyclique : « La religion chrétienne et les autres religions ne peuvent apporter leur contribution au développement seulement si Dieu a aussi sa place dans la sphère publique, et cela concerne aussi les dimensions culturelle, économique et particulièrement politique »[38]. Cette exigence comporte naturellement la nécessité du dialogue entre les croyants et entre ces derniers et les non croyants. Ce point est important pour le FSM, pour que l’ensemble des croyants s’approprient les valeurs qu’il entend promouvoir.

Autre position claire qui est constant chez Benoît XVI, c’est la dénonciation de ce qu’il nomme « la dictature du relativisme »[39] et, positivement, l’affirmation de la valeur absolue de l’amour et de la vérité, mieux de l’amour dans la vérité[40]. Sans ce pilier fondamental, il est impossible d’affirmer la primauté de la dignité de la personne humaine et de trouver un fondement à l’ensemble des droits qui lui sont reconnus, dont le FSM se fait le héraut. Ceci rejoint le personnalisme théologique qui a son principe dans la vérité de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est là qu’il faut chercher la solution à la crise économique et financière, qui n’est que la partie visible de l’iceberg d’une crise plus profonde : celle qui concerne les repères fondamentaux, celle de la perte du sens de l’homme et de Dieu[41]. Il faut donc orienter la réflexion sur des solutions durables, justes et efficaces qui respectent la dignité et la nature de l’homme et qui promeuvent par conséquent le progrès authentique et intégral de l’homme[42], y compris les questions d’ordre spirituel[43].

Le pape résume ici toute sa réflexion contenue dans son encyclique sociale où il en appelle à une redéfinition du développement et l’introduction de la dimension éthique dans la vie économique. C’est parce l’économie est une activité humaine qu’elle doit servir l’humanité de l’homme. Elle ne doit pas être autonome et livrée à la seule loi du marché qui ne vise que le profit exclusif aux dépens de l’humain, et qui est en fait une jungle[44], lieu de domination du fort sur le faible[45]. Plus expressément voici ce que déclare le pape : « La sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre, ni inhumaine, ni antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique »[46].

L’éthique est la sphère des valeurs dans les relations humaines et de la responsabilité dans l’action. C’est pourquoi doivent être pris en charge dans l’économique la dimension de la sociabilité, fondée sur l’amitié et la solidarité, de même que « les principes de l’éthique sociale telles que l’honnêteté, la transparence et la responsabilité […] mais aussi dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité »[47]. Il est évident qu’une telle déclaration soutient l’objectif global du FSM qui milite pour un autre modèle de développement économique et social, avec des références autres que celles de la pensée économique néo-libérale.

Voilà le cadre dans lequel doivent être réfléchies toutes solutions possibles pour dépasser la crise de l’économie : il s’agit de tout recentrer sur l’homme « premier capital à sauvegarder et à valoriser […], auteur, centre et fin de toute la vie économico-sociale »[48]. C’est un plaidoyer pour une «civilisation de l’économie »[49], un nouvel ordre économique qui, sans nier le profit, prenne en charge toutes les exigences de la justice (dimension politique) et s’inscrive dans la logique du « don sans contrepartie »[50]. Toutes les propositions concrètes que le pape fait dans l’encyclique prennent ici leurs sens, comme par exemple celles très pointilleuses  pour un commerce international équitable et équilibré[51] ; pour une coopération internationale qui favorise une véritable rencontre humaine respectueuse des cultures et des peuples[52]; pour une aide internationale fondée la solidarité participative et la subsidiarité fiscale[53], pour un système mondial financier au service de la production de richesses et du développement[54] et pour le respect de la dignité et des droits des migrants[55].

Une autre question importante chez Benoît XVI, c’est celle de l’écologie, sans la considération de laquelle aucun développement n’est durable. La vision du pape repose fondamentalement sur la nature de l’environnement physique comme une vocation et don de Dieu dont l’exploitation comporte une responsabilité envers toute l’humanité ; et c’est pourquoi sa protection est essentielle pour une paix de l’humanité : « Si tu veux la paix, protège la création »[56]. Et ceci non seulement à cause des conflits qu’une certaine exploitation des ressources naturelles peut engendrer, mais aussi à cause des menaces sur la survie même de l’humanité. Il faut une solidarité et même une justice dans la jouissance des ressources naturelles qui à la fois prenne en compte les pays qui n’en disposent pas et qui porte le souci des générations futures. Le respect dont il s’agit n’est cependant pas synonyme d’adoration[57] qui refuserait toute exploitation des ressources naturelles ; il fait appel à la modération et à la responsabilité. L’enjeu est important, pour que le juste équilibre soit trouvé dans les rapports de l’homme à la nature.

L’écologie ne concerne pas seulement la nature physique, elle concerne aussi et surtout l’homme dont il faut protéger la vie de toute destruction : une « écologie de l’homme », l’homme dans sa dignité individuelle et dans ses rapports avec les autres[58]. C’est le lien profond entre écologie et anthropologie, lien que beaucoup de défenseurs de l’environnement n’entrevoient pas toujours, malheureusement.

Conclusion.

Voilà, nous semble-t-il les points focaux sur lesquels la pensée de Benoît XVI s’est déroulée et qui ont signé un approfondissement évident de la doctrine sociale de l’Eglise. Ils sont, avec ceux de son prédécesseur dont il fut un des plus proches collaborateurs, un socle sur lequel on peut bâtir du solide, un apport inestimable dans l’appréhension des problèmes cruciaux de l’humanité et une indication pertinente d’une direction à suivre, un GPS pour l’humanité ! C’était bien là l’enjeu annoncé au départ, dont la démonstration a été la ligne directrice de cette communication. Nous ne prétendons nullement y être parvenus, cependant nous espérons, tout au moins, avoir suscité l’intérêt qui permettra à chacun et à chacune d’approfondir la réflexion et de combler nos lacunes.  

Je vous remercie de votre aimable attention.                          

                                              

  Brin, ce 3 janvier 2011. 



[1] Jean Paul II, Sollicitudo Rei Socialis, 41.

[2] Elle entre en effet dans le domaine de la théologie morale (cf. ibid.).

[3] Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, 72.

[4] Cf. Idem, 77.

[5] Cf. Document de la « Consultation des Axes thématiques de Dakar ».

[6] Sur le développement humain intégral, dans la charité et dans la vérité,  Juin 2009.

[7] Compendium, 86.

[8] Cf. Benoît XVI, Caritas in veriate, 9 ; Jean Paul II, Sollicitudo Rei socialis, 41.

[9] Populorum Progressio, 13.

[10] Compendium, 68.

[11] Jean Paul II, Sollicitudo Rei socialis, 41.

[12] AG, 1.

[13] Idem, 4, 1.

[14] Cf. Compendium, 106 – 123, où cet argument est largement développé.

[15] Benoît XVI, CV, 5.

[16] Compendium, 540.

[17] Benoît XVI, Lumière du monde. Le pape, l’Eglise et les signes des temps, un entretien avec Peter Seewald, traduit de l’allemand par N. Casanova et O. Mannoni, Paris : Bayard, 2010, p. 71.

[18] Cf. K. Marx et F. Engels, Manifeste du Parti communiste.

[19] Cf. Deus Caritas est, 27.

[20] Benoît XVI, CV, 18, qui reprend PP, 14. Tout le premier chapitre est consacré à une analyse actualisée du message de Paul VI dans PP qui arrive à cette conclusion que le développement humain intégral est encore à l’horizon.

[21] Nous pouvons reconnaître ici, l’appel de l’axe 1  pour un développement juste, égal et solidaire.

[22] Cf. Compendium, 160 – 208.

[23] Vatican II, GS, 26, cité par le Compendium 164.

[24] Jean Paul II, SRS, 42.

[25] Benoît XVI, CV, 5.

[26] Cf. Idem, 19.

[27] Idem, 19.

[28] Albert SAMUEL va plus loin dans cette analyse et assimile la mondialisation à une religion avec ses dogmes proclamés ou implicites : « La mondialisation, qu’est-ce que c’est au juste ? », in Spiritus, N° 166, 2002, p. 9. Didier LONG en fait de même, dans Capitalisme et christianisme, 2000 ans d’une tumultueuse histoire, Paris : Bourin Editeur, 2009, pp 25-27.

[29] André FROSSARD, « N’ayez pas peur ! » Dialogue avec Jean Paul II, Paris : Robert Laffont, 1882, p. 9.

[30] Elle traverse toutes ses encycliques et ses ouvrages sous forme de dialogues tels que N’ayez pas peur ! (Robert Laffont 1982), Mémoire et Identité (Flammarion 2005).

[31] La Documentation Catholique, 20 février 2002, N° 2249, p. 508.

[32] Sollicitudo Rei Socialis, 39.

[33] Evangelium Vitae, 57.

[34] Cf. Evangelium Vitae, 65.

[35] Cf. Idem, 19.

[36] Cf. Encyclique Fides et Ratio (1998).

[37] Cf. Benoît XVI, Deus Caritas est, 28 ; Discours à la Tribune de l’ONU du 18/04/2008, in www.zénit.org, consulté le 21/04/08 ; Discours à l’Elysée du 12/09/2008, in Magnificat, numéro spécial, septembre, 2008 ; Message de la Journée Mondiale  de la paix, 6, in www.zénit.org, du 16 décembre 2011.

[38] Caritas in Veritate, 56.

[39] Benoît XVI, Lumière du monde, op. cit. p. 75.

[40] Cf. Caritas in Veritate, 2.

[41] Pour exprimer la profondeur de la crise, D. LONG écrit : « la crise exige de refonder notre écosystème de civilisation. Elle pose des questions anthropologiques : qu’est-ce qu’être un homme ? Ethiques : sur quelle base fonder nos rapport avec autrui ? Politique : qu’est-ce que le bien commun ? Institutionnelles : Quelles  institutions peuvent garantir la justice et l’Etat de droit ? » Op.cit. p. 167-168.

[42] Cf. Benoît XVI, Message au Président de la République de Corée, pour l’ouverture du G 20, in www.zénit.org du 11 novembre 2010.

[43] Benoît  XVI développe cette orientation dans Caritas in Veritate, 76.  La méconnaître, c’est livrer l’homme au pouvoir de la technique et en particulier des biotechniques.

[44] Didier LONG parle de règne de la liberté (free market), mais « celle du renard dans un poulailler », op. cit. 14.

[45] Cf. Caritas in Veritate, 36.

[46] Ibidem.

[47] Ibidem.

[48] Idem, 25 (qui cite Vat II, GS 63).

[49] Idem 38.

[50] Idem 37.

[51] Cf. Idem, 58

[52] Cf. Idem, 59.

[53] Cf. Idem, 60.

[54] Cf. Idem, 65.

[55] Cf. Idem, 62.

[56] Message Journée mondiale de la paix 2010, 1.

[57] Cf. CV, 48.

[58] Cf. CV, 50-51.



20/01/2011
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